Travail de recherche
L’œuvre pictural de Vassily Kandinsky prétendait-il à être une religion?
L’art moderne est apparu aux croisements de l’industrialisation et du déclin de la religion. Les artistes, plus sensibles à ces bouleversements, ont été influencés dans leur pratique artistique par ces changements. Vassily Kandinsky, pionnier de l’art pictural abstrait, a été une figure importante car il a été un artiste engagé et un théoricien de ce mouvement. Il publia un manifeste dont la teneur spirituelle ne fait aucun doute. Je vais donc présenter son œuvre et l’évolution de celle-ci au cours de la première moitié du XXème siècle.
Dans le magnifique catalogue de l’exposition The spiritual in art: abstract painting 1890-1885, Los Angeles County Museum of Art, on peut lire plusieurs articles analytiques sur les artistes du mouvement de l’abstraction. Je vais discuter du contenu de deux articles en particulier. Auparavant, j’aborderai le contexte général historique tel que décrit par Maurice Tuckman, commissaire et auteur principal du catalogue de l’exposition.
“Yet around 1910, when group artists moved away from representational art toward abstraction…there was never an outright dismissal of meaning. Instead, artists made an effort to draw upon deeper meaning, the most pervasive was the spiritual.”[1]
Ainsi, Tuckman dresse un panorama historique européen et américain pour expliquer le retour du spirituel dans l’art abstrait au début du XXe siècle. Nous avons vu dans mon travail sur le réalisme de Courbet du semestre passé que les idées du matérialisme avaient inspiré la peinture à partir de 1850. Le désenchantement du monde avec les découvertes de Darwin était à l’ordre du jour et le philosophe Nietzsche annonçait la mort de Dieu. Selon Tuckman un mouvement antimatérialiste est apparu dès 1860 pour résister à la perte du spirituel.[2] Certains ont voulu aussi s’opposer au modernisme qui valorisait l’individualisme au détriment de la communion. L’industrialisation risquait de rendre l’homme semblable à la machine.
Tuckman identifie cinq impulsions contemporaines qui seraient à la base de ce mouvement en arts : l’imagerie cosmique, les vibrations, la synesthésie, la dualité et la géométrie sacrée.[3]
Ces éléments étaient repris, par exemple, dans le mouvement théosophique qui mettait en avant la dissolution du moi pour garder la connexion de l’homme avec la nature. Tuckman identifie quatre précurseurs de l’art abstrait soit Kandinsky, Kupka, Mondrian et af Klint qui ont été des disciples de cette philosophie-religion.
Vassily Kandinsky, Painting with White Form, Kandinsky, 1913, huile sur toile, 120 cm x 136,8 cm, New York, Musée Solomon R. Guggenheim.[4]
Dans son ouvrage capital, Du spirituel dans l’art, Kandinsky situe l’enjeu d’emblée :
« Lorsque la religion, la science, et la morale (cette dernière par la rude main de Nietzsche) sont ébranlées et lorsque les appuis extérieurs menacent de s’écrouler, l’homme détourne ses regards des contingences et les ramène sur lui-même ».[5]
Fort de cette constatation, Kandinsky invite l’artiste à se dégager des contingences extérieures pour répondre à « une nécessité fondamentale, une nécessité intérieure ». Il cherche tout de même un appui dans l’histoire de l’art en revenant à ses débuts. Il exprime sa sympathie pour les « Primitifs » tel qu’on les appelait à l’époque. Il leur prête les mêmes intentions « Tout comme nous, ces artistes purs ont essayé de ne représenter dans leurs œuvres que l’Essentiel Intérieur, par élimination de toute contingence extérieure ». On peut remarquer l’utilisation des majuscules dans cette citation, habituellement réservés aux Dieux et le thème de la pureté cher aux croyants en quête de perfection.[6]
Son idéalisme contraste avec le jugement très dur qu’il porte sur la production picturale de son époque exposée dans les galeries où, dit-il ironiquement, on devait s’émerveiller devant Une Crucifixion peinte par un artiste qui ne croit pas au Christ et d’où les visiteurs ressortent après leur visite comme « Les âmes affamées s’en retournent affamées ».[7]
« L’artiste recherche le salaire, son but devient de satisfaire son ambition et sa cupidité. Au lieu d’une collaboration approfondie, c’est une concurrence pour la conquête, cet art matérialiste est détourné de son véritable but ».[8] Ici, Kandinsky rejette le matérialisme et affirme son point de vue idéaliste. Il vise « L’autre art qui prend racine dans son époque spirituelle, qui possède une force prophétique qui peut avoir une profonde influence. »[9]
Kandinsky veut faire partie d’un « mouvement » ascendant et il utilise la métaphore du Triangle dont le sommet est atteint par l’homme, l’artiste seul qui a la vision quasi infinie, plein de joie, mais qui est bien triste d’être seul si haut et incompris. Le Triangle deviendra la figure géométrique et emblématique de ses tableaux abstraits. On devine sans peine ici une comparaison avec Moïse sur la montagne qui reçoit la Loi.
Vassily Kandinsky, Composition 8, 1923, huile sur toile, 140 x 201 cm, Musée Solomon R. Guggenheim.[10]
Ce tableau illustre bien l’utilisation du triangle purement géométrique qui domine comme un arbre au centre droit. Toutes les autres petites formes géométriques semblent graviter autour, sauf le grand cercle à gauche qui fait contrepoids. Les couleurs abondent comme dans un prisme anarchique.
Et Kandinsky d’ajouter : « La concurrence se fait de plus en plus vive. Malgré tout ce chaos, cet aveuglement, cette chasse sauvage, le Triangle n’en continue pas moins d’avancer, à monter avec une puissance irrésistible. »[11]
« Le « quoi » ne sera plus un élément matériel, orienté vers l’objet, mais il sera le pain spirituel, un élément artistique intérieure, l’âme de l’art. »[12] Ai-je besoin de soulever la comparaison avec l’Eucharistie?
Vassily Kandinsky, Première aquarelle abstraite, 1910, encre de Chine et aquarelle sur papier, 49,6 x 64,8 cm, Centre national d’art et culture Georges-Pompidou.[13]
Cette première aquarelle abstraite est remarquable car elle ne comporte aucune forme géométrique. Ces formes d’allure organique reviendront à la fin du parcours de Kandinsky. Les espaces laissés en blanc affichent une pleine liberté de l’artiste à utiliser la toile comme il le ressent au mépris des conventions inébranlables jusqu’alors.
Le passage du chaos complet aux formes géométriques signale -t-il la conversion spirituelle de Kandinsky?
Kandinsky a pour modèle Cézanne qui savait trouver dans une tasse de thé, une âme. La nature morte devient vivante. Est-ce la transsubstantiation?
Dans l’autre article rédigé par Harriett Watts, celle-ci se réfère à l’essai de Jean Arp « Concret Art », ce dernier expliquant que Kandinsky avait accepté ce terme pour désigner leurs travaux lors de son dernier séjour à Paris entre 1934-1944. Arp parlait même de « concrétions humaines » donc d’une solidification. Nous sommes en apparence à 180 degrés de l’abstraction. Le cheminement de Kandinsky qui part d’une dématérialisation puisqu’il cherche à extraire, abstraire l’esprit de la matière, s’engageait dans un dualisme cartésien, le monde est divisé en deux substances : pensante et corporelle.
Au contact de Arp, il soutiendra dorénavant que toute œuvre d’art est une unique matérialisation, un nouveau monde qui veut exister, qui dit « Ici, je suis ». Voulait-il vraiment se démarquer de Descartes qui disait « Je pense, donc je suis » ou Je peins, donc je suis?
Il accepte maintenant de travailler avec les lois de la nature et fait le chemin inverse, il décrit maintenant le processus de l’esprit qui s’incarne dans la matière et qui découvre d’autres facettes de la nature.
Déjà en 1918, Kandinsky utilisait la métaphore de la gestation comme naissance de l’œuvre, mais il n’y a toujours pas de formes organiques dans ses tableaux. En fait on a vu qu’il y avait des objets informes en 1910. Ce n’est qu’à partir de 1934 que des formes zoologiques apparaissent. On y trouve des formes d’amibes, d’embryons, de larves, des organismes marins.
Vassily Kandinsky, Centre accompagné, Kandinsky, 1937, huile sur toile.
Si on compare à Composition 8, discuté plus haut, le Triangle a été remplacé par la rondeur de la vie. On se croirait à l’intérieur d’une cellule vivante. On est descendu du ciel ésotérique dans l’incarnation primordiale.
Arp a finalement bien résumé la démarche de son collègue et ami « Kandinsky grew to perfection as naturally as a fruit develops and ripens ».[14]
Watts, en conclusion affirme que Arp et Kandinsky n’ont pas abandonné leur quête mystique même s’ils sont passés de l’Art Abstrait à l’Art Concret. Ils sont demeurés des romantiques qui croyaient que les réalités spirituelles pouvaient être incarnées, intégrées à la nature.
Hao Zheng dans sa thèse doctorale de philosophie Spirituality and Abstract Art définit l’abstraction comme un processus cognitif qui sépare de l’objet son essence, sa qualité essentielle pour lui donner une portée universelle. C’est l’idée platonicienne qui définit par exemple le concept de table qui s’applique à toutes les tables concrètes.[15]
Selon lui en art, l’abstraction a plusieurs définitions. Certains disent que toute œuvre picturale part d’une abstraction, d’un concept à l’origine du processus de création. Comme le langage est une forme de communication avec des sons, des signes, on peut dire que la peinture communique avec un canevas, des couleurs et des formes. Le tableau comme tel est bien un objet concret, mais son message est à un autre niveau, un niveau abstrait.[16]
Picasso, ayant l’esprit de contradiction, refusait de dire que sa peinture était abstraite car il disait « on part toujours de quelque chose auquel on soustrait toutes traces de réalité mais l’idée reste indélébile ».[17]
Kandinsky ne voulait pas se limiter comme ses prédécesseurs à exprimer une personnalité, une individualité. Il voulait atteindre l’universel dès le départ. Ce qu’il qualifiait de « humanity’s inner sympathy of meaning ». Il voulait peindre à partir du principe d’une nécessité intérieure commune à tous les hommes mais que seule la sensibilité de l’artiste peut saisir et tenter de transmettre. Plutôt que de comparer cela au langage, il jugeait la peinture plus près de la musique qui communique sans mots.[18]
Kandisnky croyait que la forme géométrique, l’harmonie de la forme peut toucher l’âme humaine, que la couleur comme phénomène naturel est une manifestation universelle. [19] Il est devenu l’apôtre de l’art abstrait. Selon lui l’artiste est un meneur spirituel car il crée l’art avec intention plutôt que d’être inspiré.
René Girard, fils de Joseph Girard, conservateur du Musée Calvet à Avignon, fut ainsi nommé commissaire de l’exposition d’art contemporain organisée à Avignon en 1947, en même temps que le premier Festival de théâtre qui deviendra célèbre par la suite. Il est chargé de rencontrer les peintres et de sélectionner avec eux les œuvres qu’ils exposeront. Girard est historien et non un spécialiste de l’art. Il remplit bien cette fonction épisodique mais il est réticent par principe à participer à ce qu’il considère la sacralisation de l’art.
Il constate les soucis bien terre-à-terre des artistes malgré leur prétention, « la seule chose qui préoccupait Picasso, c’était que Matisse donnât le même nombre d’œuvres que lui, et des tableaux aussi importants que les siens »[20].
« René Girard n’aura de cesse de marquer son rejet du snobisme de l’art, se traduisant par un désir frénétique de rupture, mais plus largement du ritualisme artistique, autrement dit de la prétention de l’art à prendre le relais du sacré… Sa méfiance prend sa source dans l’intuition d’un épuisement de la culture moderne fondée, comme le religieux archaïque, sur la violence du sacrifice. »[21]
Mais de quelle rupture, de quel sacrifice parle-t-il? Les artistes pris dans ce mouvement ont voulu faire table rase des croyances précédentes. À chaque pas, il s’agissait de sacrifier quelque chose de l’ancien monde. Ils ont sacrifié d’abord la figuration, puis la perspective, puis la géométrie, puis la couleur en laissant des espaces blancs non peints et finalement Malevich a sacrifié l’image avec son Carré noir.
Kasimir Malevich, Carré noir, huile sur plâtre, 1923-1930, 36,7 x 36,7 x 9,2 cm, Centre national et de culture Georges-Pompidou
« Obsédé par une fausse conception de l’originalité…, l’artiste moderne est, selon Girard, rongé par la rivalité qui l’oppose à ses contemporains. Il n’a de cesse de vouloir afficher sa différence au moment où il s’abstrait le plus du monde. »[23]
En conclusion, Girard rejoint Kandinsky qui parlait aussi de rivalité. Ce dernier, plus idéaliste, voulait y échapper en s’élevant au-dessus de la mêlée si je puis dire. Girard, beaucoup plus réaliste, observait les conduites humaines et concluait qu’il s’agit d’un grand mensonge romantique de croire en l’individu qui ne serait pas la totalité des imitations de ces prédécesseurs. Kandinsky faisait la même constatation mais il a cru la transcender.
Baudelaire, grand symboliste et romantique, disait de la modernité qu’elle ambitionne « de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’histoire, de tirer l’éternel du transitoire »[24], rechercher l’éternel dans le contemporain. Peu importe la voie, il semble qu’arriver à l’universel demeure la véritable fonction de l’art. Il y a eu bien des tentatives prosaïques et d’autres poétiques, idéalistes.
L’art abstrait malgré son nom à suivi les deux chemins. Kandinsky a suivi une voie mystique par affinité personnelle ou culturelle, n’oublions pas qu’il était russe. Le modèle des religions n’était pas lointain comme aujourd’hui. On peut trouver étrange, de nos jours par un jugement anachronique, un tel engouement pour le sacré. Il était tout simplement un homme de son temps, tout en étant avant-gardiste.
Peut-on conclure que l’art abstrait est à la l’art figuratif l’équivalent de la métaphysique en philosophie? Ce serait la recherche fondamentale de la réalité picturale.
Bibliographie:
Baudelaire, Charles. 1962. Curiosités esthétiques. L’art romantique, Éditions Garnier Frères.
Girard, René. 2023. La conversion de l’art, Paris : Bernard Grasset.
Kandinsky Vassily. 1989. Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Éditions Denoël.
Tuchman, Maurice. 1986. The spiritual in art: abstract painting 1890-1885. Los Angeles County Museum of Art, Abbeville Press Publishers, p. 17-33.
Zheng, Hao. 2023. Spirituality and Abstract Art (Doctoral dissertation, Sotheby's Institute of Art- New York).
https://digitalcommons.sia.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1144&context=stu_theses
Watts, Harriett. 1986. The spiritual in art: abstract painting 1890-1885. Los Angeles County Museum of Art, Abbeville Press Publishers. Arp, Kandinsky, and the legacy of Jacob Böhme, p. 239-255.
[1] Tuchman, Maurice. 1986. The spiritual in art: abstract painting 1890-1885. Los Angeles County Museum of Art, Abbeville Press Publishers. Hidden meanings in Abstract Art, p. 17.
[2] Idem, p. 19.
[3] Tuchman, Maurice. 1986. The spiritual in art: abstract painting 1890-1885. Los Angeles County Museum of Art, Abbeville Press Publishers. Hidden meanings in Abstract Art, p. 32.
[4] https://www.wassilykandinsky.net/work-110.php
[5] Kandinsky Vassily. 1989. Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Éditions Denoël, p. 79.
[6] Idem, p.52.
[7] Idem, p.56.
[8] Idem, p. 57.
[9] Kandinsky Vassily. 1989. Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Éditions Denoël, p. 58.
[10] https://www.carredartistes.com/fr-fr/blog/kandinsky-pere-art-abstrait
[11] Kandinsky Vassily. 1989. Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Éditions Denoël, p. 66.
[12] Idem, p. 67.
[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/Sans_titre_%28Kandinsky%29
[14] Harriett Watts. 1986. The spiritual in art: abstract painting 1890-1885. Los Angeles County Museum of Art, Abbeville Press Publishers. Arp, Kandinsky, and the legacy of Jacob Böhme, p. 242.
[15] Zheng, Hao. 2023. Spirituality and Abstract Art (Doctoral dissertation, Sotheby's Institute of Art- New York), p. 5. https://digitalcommons.sia.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1144&context=stu_theses
[16] Idem, p. 8.
[17] Idem, p. 24.
[18] Zheng, Hao. 2023. Spirituality and Abstract Art (Doctoral dissertation, Sotheby's Institute of Art- New York), p. 28. https://digitalcommons.sia.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1144&context=stu_theses
[19] Idem, p. 29.
[20] Girard, René. 2023. La conversion de l’art, Paris : Bernard Grasset, p. 27.
[21] Girard, René. 2023. La conversion de l’art, Paris : Bernard Grasset, p. 10-11.
[22] https://fr.wikipedia.org/wiki/Carré_noir_%28Malevitch%29
[23] Girard, René. 2023. La conversion de l’art, Paris : Bernard Grasset, p. 12.
[24] Baudelaire, Charles. 1962. Curiosités esthétiques. L’art romantique, Éditions Garnier Frères, p. 466.